Résumé
La France n’a jamais autant compté de médecins qu’aujourd’hui. Pourtant, le système de santé français se caractérise par une répartition très inégale de l’offre de soins, si bien que l’accès aux soins médicaux devient plus difficile pour des fractions croissantes de la population. Cette situation apparaît d’autant plus surprenante qu’à partir des années 1970, quand l’État français s’est doté d’instruments supposés réguler le nombre de médecins exerçant en France, tant au niveau de leur effectif global que de leur répartition entre disciplines. En outre, à partir des années 2000, les pouvoirs publics ont multiplié les mesures visant à favoriser une meilleure répartition géographique des médecins. Pour comprendre l’échec de ces mesures, cet article étudie les logiques sociales et politiques qui ont été prédominantes dans leur adoption et leur mise en œuvre. S’appuyant principalement sur des archives administratives, il décrit comment l’État français, en relation étroite avec le corps médical, a défini le problème de la démographie médicale à partir du début des années 1960, et quelles réponses successives il lui a apportées sans parvenir à le résoudre.
Mots-clés :
Démographie Médicale; Médecins; Inégalités d'Accès aux Soins; Etat; Action Publique
Introduction
En 2015, la France comptait près de 217 000 médecins. Non seulement le nombre de médecins exerçant en France n’a jamais été aussi élevé, mais la densité médicale n’a elle-même jamais été aussi grande. Toujours en 2015, on comptait 338 praticiens pour 100 000 habitants, contre 329 en 2000 et 194 en 1980. Cependant, ces données dissimulent d’importantes disparités et des évolutions contrastées suivant les modes et les régions d’exercice des médecins. Depuis le milieu des années 2000, le nombre de médecins généralistes stagne, et même diminue dans de nombreuses portions du territoire, alors que la population continue à augmenter. Dans les hôpitaux, des milliers de postes ne sont pas pourvus. Ces difficultés ne concernent pas seulement les zones rurales. Dans les grandes villes, qui concentrent une proportion toujours plus élevée des médecins, les délais nécessaires pour obtenir un rendez-vous auprès de certaines catégories de spécialistes sont de plus en plus longs. Cette évolution, à laquelle s’ajoute l’explosion du montant des honoraires pratiqués par les médecins spécialistes libéraux, conduit des patients à renoncer à certains soins, ou à une prise en charge plus tardive de ceux-ci.
Pourtant, entre le début des années 1970 et le début des années 1980, l’État français s’est doté d’instruments supposés réguler le nombre de médecins exerçant en France, tant au niveau de leur effectif global que de leur répartition entre disciplines (médecine générale et spécialités). En outre, à partir des années 2000, les pouvoirs publics ont multiplié les mesures visant à favoriser une meilleure répartition géographique des médecins. Néanmoins, aucune de ces mesures n’a apporté de réponse satisfaisante au problème de la répartition inégalitaire de l’offre de soins médicaux. Pour comprendre cet échec au regard des objectifs affichés de ces mesures, il faut reconstituer les logiques sociales et politiques qui ont été prédominantes dans leur adoption et leur mise en œuvre. Pour cela, j’ai conduit une recherche historique sur la manière dont a été posé le « problème » de la démographie médicale en France à partir du début des années 1960, et dont l’État français, en relation étroite avec certaines fractions du corps médical, est intervenu dans ce domaine. Cette recherche, qui s’est appuyée principalement sur des archives administratives et d’autres sources documentaires,11Je renvoie ici à mon livre pour une liste détaillée des sources (Déplaude, 2015). Cet article constitue une présentation très synthétique du contenu de cet ouvrage. a montré que la question de la démographie médicale a fait l’objet de luttes récurrentes non seulement au sein du corps médical, mais également au sein même de l’État. Pour diverses raisons, liées principalement à la position qu’ils occupent au sein du champ médical, les médecins se sont très souvent divisés sur ce sujet. Ces divisions se retrouvent au niveau du champ administratif et politique, la démographie médicale intéressant des départements ministériels aux préoccupations et aux intérêts divergents. La manière dont les pouvoirs publics ont traité la question de la démographie médicale est ainsi le résultat de multiples compromis entre ces acteurs. Dans les décisions prises à ce sujet, les besoins en médecins de la population ont toujours été définis et mobilisés de manière stratégique, et leur prise en compte a toujours été subordonnée aux intérêts des parties en présence.
Ce faisant, cette recherche a visé non seulement à éclairer les tensions qui traversent aujourd’hui le système de santé français, mais a également montré les limites de certains travaux menés en sociologie des professions sur les processus dits de « clôture professionnelle », c’est-à-dire sur les stratégies et les mécanismes ayant pour effet de contingenter l’accès à une profession donnée, et à réduire la concurrence entre ses membres. Ces recherches, inspirées de la sociologie wébérienne sur les « groupements économiques fermés » (Weber, 1995WEBER, M. Économie et société, t. 2: l’organisation et les puissances de la société dans le rapport avec l’économie. Paris: Pocket, 1995.), prêtent en effet souvent une unité excessive aux groupes professionnels, et sous-estiment l’importance des logiques propres au champ politico-administratif (Le Bianic, 2008LE BIANIC, T. L’état et les professions dans la sociologie continentale et anglo-américaine: un état des lieux. In : LE BIANIC, T.; VION, A. (Dir.) Action publique et légitimités professionnelles. Paris: LGDJ, 2008. p. 249-277.). J’y reviendrai en conclusion.
Cet article suit un ordre globalement chronologique. Dans un premier temps, je m’intéresserai à la genèse du numerus clausus de médecine, qui constitue le plus ancien et le plus important instrument à avoir été institué pour réguler les effectifs du corps médical. Puis je montrerai comment ce numerus clausus a été complété par d’autres quotas, portant sur l’accès aux formations spécialisées et sur les médecins formés en dehors des pays de l’Union européenne. J’analyserai ensuite comment l’ensemble de ces quotas ont été mis en œuvre dans les années 1980-1990, dans une logique visant principalement à maîtriser les dépenses d’assurance maladie, tout en ménageant les intérêts économiques des médecins libéraux. Dans un dernier temps, je décrirai les difficultés auxquelles ont abouti cette politique, et les réorientations dont elle a fait l’objet dans les années 2000, sans que les difficultés liées à la répartition inégale de l’offre de soins aient été résolues.
L’institution du numerus clausus de médecine
Jusqu’en 1971, les futurs médecins étaient sélectionnés par des examens, comme dans les autres filières universitaires. Le coût et la longueur des études médicales d’une part, et les aléas économiques associés à l’exercice libéral de la médecine d’autre part, à une époque où les postes de praticiens salariés sont encore rares, ont longtemps eu pour effet de limiter le nombre de candidats. Dans les années 1950, le nombre d’étudiants de médecine stagne, alors que le nombre total d’étudiants inscrits dans les universités françaises augmente de plus de 40 %. À peine plus de 2 000 diplômes de docteur d’État en médecine sont délivrés chaque année.
Néanmoins, à partir de 1960, le nombre d’étudiants en médecine augmente fortement : il passe de 31 500 en 1960 à 54 700 en 1966, soit une hausse de 74 % en six ans. Bien que ce phénomène se retrouve dans les autres disciplines universitaires et ait été favorisé par des facteurs très généraux, tels que l’accroissement du nombre de bacheliers et l’atténuation des discriminations sociales de classe et de sexe à l’entrée des études universitaires, il est dû également à des facteurs spécifiques à la médecine. D’une part, la généralisation de la médecine conventionnée, consécutive à la promulgation du « décret Bacon » du 12 mai 1960, rend l’exercice libéral de la médecine plus sécurisant sur le plan économique (Hatzfeld, 1963HATZFELD, H. Le grand tournant de la médecine libérale. Paris: Éditions Ouvrières, 1963.).22Les médecins conventionnés par la Sécurité sociale s’engagent à respecter les tarifs fixés par cette dernière, en échange de quoi elle rembourse environ 80 % des frais engagés par les patients (honoraires et prescriptions). La généralisation du conventionnement a eu pour effet de rendre les soins de ville accessibles à la plus grande partie de la population, et donc de favoriser un accroissement rapide de la demande de soins. D’autre part, les années 1960 sont marquées par une expansion sans précédent des hôpitaux et par d’importants progrès techniques et thérapeutiques, qui rehaussent le prestige de la profession médicale. Cette évolution est favorisée par l’État, notamment à travers l’adoption de la réforme dite « Debré » de 1958 qui crée les « centres hospitaliers et universitaires » (CHU), et par un mode de financement des hôpitaux qui encourage leur développement (Chevandier, 2009CHEVANDIER, C. L’hôpital dans la France du XXe siècle. Paris: Perrin, 2009.; Jamous, 1969JAMOUS, H. Sociologie de la décision: la réforme des études médicales et des structures hospitalières. Paris: Éditions du CNRS, 1969.). Corrélativement, de nombreux postes de médecins salariés sont créés dans les hôpitaux, dont ceux, les plus convoités, de médecins « hospitalo-universitaires », qui cumulent un salaire d’universitaire et une rémunération de médecin hospitalier.
Dans un premier temps, l’augmentation du nombre d’étudiants en médecine n’est pas vue comme un problème : tant au niveau de l’État que du corps médical, l’idée selon laquelle il faut former beaucoup de médecins est largement partagée - la France étant même jugée en retard sur le plan sanitaire par rapport à d’autres pays industrialisés. Cela est vrai aussi bien pour les médecins hospitaliers et universitaires, pour qui la formation d’un plus grand nombre de médecins est cruciale pour le développement des CHU, que pour une organisation telle que la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), alors majoritaire parmi les médecins libéraux : pour elle, il s’agit de répondre au problème du « surmenage » des praticiens libéraux (et notamment des généralistes), confrontés à une croissance très rapide de la demande de soins. En effet, une charge de travail excessive, qui se traduit certes par des revenus plus élevés mais aussi par une dégradation des conditions d’exercice, risque de rendre la profession médicale moins attractive aux yeux des bacheliers.
La crise sociale et politique de mai-juin 1968, marquée par d’importantes mobilisations étudiantes et par des grèves dans pratiquement tous les secteurs de l’économie et de l’administration française, vient changer la donne. Cette crise n’a épargné ni les hôpitaux ni les facultés de médecine, qui sont le théâtre de grèves, d’occupations, et de multiples scènes renversant symboliquement les hiérarchies - très marquées - du milieu hospitalier et universitaire. Certains médecins hospitalo-universitaires, principalement parisiens, se fédèrent alors pour réclamer une « sélection » à l’entrée des facultés de médecine. Ils redoutent en effet que l’augmentation trop rapide du nombre d’étudiants se traduise par une dévalorisation durable de l’exercice de la médecine. Ils reçoivent le soutien de l’Ordre des médecins et des organisations les plus conservatrices de la médecine libérale, telles que la Fédération des médecins de France, qui revendiquent une totale liberté dans la fixation des honoraires médicaux (Déplaude, 2009aDÉPLAUDE, M.-O. Instituer la « sélection » dans les facultés de médecine : genese et mise en œuvre du numerus clausus de médecine dans les années 68. Revue d’Histoire de la Protection Sociale, Paris, n. 2, p. 79-100, 2009a., 2009cDÉPLAUDE, M.-O. Une mobilisation contre-révolutionnaire : la refondation du syndicat autonome des enseignants de médecine en mai 1968 et sa lutte pour la « sélection ». Sociétés Contemporaines, Paris, v. 73, n. 1, p. 21-45, 2009c.). Ils obtiennent également un appui important au niveau de l’État de la part du ministère du Budget, préoccupé par l’accroissement rapide des dépenses de santé, qui passent de 3,5 % à 5 % du produit intérieur brut entre 1960 et 1970 (Caussat; Fenina; Geoffroy, 2003CAUSSAT, L.; FENINA, A.; GEOFFROY, Y. Les comptes de la santé de 1960 à 2001. Série Statistiques, Paris, n. 54, p. 1-39, 2003.). Pour ce ministère, il est indispensable de contrôler la démographie des médecins, si l’on veut maîtriser, à plus long terme, l’évolution des dépenses de santé. En effet, en France, tous les individus titulaires du diplôme d’État de docteur en médecine et inscrits à l’Ordre des médecins (ce qui est, pour les titulaires du diplôme d’État, une quasi-formalité), peuvent demandés à être conventionnés par la Sécurité sociale, sans que cette dernière puisse le refuser, quel que soit le lieu où ils choisissent de s’installer et la spécialité qu’ils choisissent d’exercer. En raison du conventionnement quasi-automatique des médecins libéraux, la formation d’un plus grand nombre de praticiens a ainsi toutes chances de se traduire par des coûts supplémentaires pour l’assurance maladie.
Pour justifier l’institution d’un concours au début des études médicales, les partisans de la « sélection » ont alors recours à un argument puissant : celui selon lequel il faut pouvoir garantir une formation pratique de qualité aux futurs médecins. En effet, jusqu’en 1968, les étudiants ne recevaient pas tous la même formation clinique : les « externes », sélectionnés par des concours organisés par les hôpitaux à partir de leur deuxième année d’études, recevaient une formation pratique beaucoup plus intensive que les autres étudiants, moins bien considérés par les médecins des hôpitaux. Or, répondant à une demande exprimée par les étudiants en médecine mobilisés en mai 1968, le gouvernement supprime les concours d’externat, de manière que tous les étudiants bénéficient de la même formation pratique durant leur second cycle. Dès lors, le problème est de pouvoir attribuer des fonctions hospitalières à tous les étudiants, dans un contexte où beaucoup d’hôpitaux sont en cours de construction ou de rénovation. L’argument principal des partisans de la sélection est donc qu’il faut proportionner le nombre d’étudiants en médecine aux capacités de formation des hôpitaux.
Malgré la frilosité des responsables gouvernementaux, qui redoutent plus que tout un nouveau « Mai 68 », une loi institue, en 1971, une « limitation » du nombre d’étudiants accueillis en deuxième année de médecine en fonction des capacités de formation des hôpitaux. Prudents, et soucieux de ne pas être accusés de malthusianisme, les pouvoirs publics font le choix de stabiliser le nombre d’étudiants accueillis au-delà de la première année des études médicales, sans le réduire. Jusqu’en 1978, ce sont plus de 8 000 étudiants qui sont reçus annuellement au concours, qui prend peu à peu le nom de numerus clausus. En 1979, le principe du concours n’étant plus contesté, le gouvernement introduit un nouveau critère dans la détermination du numerus clausus: celui des « besoins de santé de la population ». En vérité, personne ne sait alors comment déterminer de tels besoins, et en déduire le nombre de médecins à former. Cette notion constitue en revanche une fiction commode qui permet aux pouvoirs publics de déterminer plus librement le numerus clausus - et surtout de le réduire -, sans être liés par l’évaluation des capacités de formation des hôpitaux effectuées par les médecins hospitaliers et universitaires (Déplaude, 2009bDÉPLAUDE, M.-O. Une fiction d’institution : les « besoins de santé de la population ». In: GILBERT, C.; HENRY, E. (Dir.). Comment se construisent les problèmes de santé publique. Paris: La Découverte, 2009b. p. 253-270.).
Un système de quotas
Les débats dont la démographie médicale est l’objet après les événements de mai-juin 1968 ne portent pas seulement sur le nombre d’étudiants à admettre en deuxième année d’études médicales, mais également sur l’accès aux formations spécialisées. En effet, une partie croissante des étudiants de médecine choisit de se former à une spécialité (cardiologie, pédiatrie, ophtalmologie, dermatologie, etc.) et se détournent de la médecine générale. En effet, à l’exception de la chirurgie, il est possible de se former à une spécialité sans avoir réussi les concours « d’internat » organisés par les hôpitaux à partir de la quatrième année d’études, et donnant accès à une rémunération et à des responsabilités hospitalières.33Les concours d’internat les plus sélectifs et les plus recherchés sont ceux qu’organisent les CHU - et notamment celui de Paris. Au début des années 1960, seuls 15 % des étudiants en médecine réussissaient les concours d’internat des CHU (Laugier; Gout, 1962). À partir de 1947, les pouvoirs publics ont en effet autorisé la création des « Certificats d’études spéciales » délivrés par les facultés de médecine. Moins prestigieux et sélectifs que la voie royale de l’internat des CHU, ils ne donnent pas accès aux carrières hospitalières et universitaires, mais permettent de s’installer comme spécialiste dans le secteur libéral. Ces formations rencontrent un important succès auprès des étudiants, la moitié d’entre eux s’y inscrivant après l’obtention de leur doctorat de médecine au milieu des années 1970.
Cette évolution est dénoncée par les syndicats de médecins libéraux, qui craignent que l’essor de la médecine spécialisée réduise le champ d’exercice des médecins généralistes, et dévalorise leur métier. L’insuffisance du nombre de postes ouverts dans les hôpitaux a aussi pour effet qu’une part croissante des anciens internes des CHU exercent dans le secteur libéral, où ils subissent la concurrence de spécialistes issus de filières moins sélectives et jugées moins formatrices. Les pouvoirs publics, quant à eux, cherchent à freiner le développement de la médecine spécialisée, jugée plus coûteuse pour l’assurance maladie que la médecine générale. En outre, ils doivent se conformer à des directives européennes (adoptées en 1975) sur la formation des médecins, qui prévoient que tous les étudiants souhaitant se former à une spécialité aient des responsabilités hospitalières rémunérées. À l’issue de discussions et de négociations qui se sont étalées sur plus de quinze ans, l’accès aux formations spécialisées est contingenté par une réforme des études médicales en 1982 : désormais, seuls les lauréats du concours de l’internat pourront se former à une spécialité. Les médecins des CHU obtiennent que les futurs spécialistes soient formés principalement dans leurs services, au détriment de ceux des hôpitaux non universitaires, qui accueillaient alors de nombreux étudiants préparant un certificat d’études spéciales. Outre l’objectif d’améliorer la formation pratique des spécialistes, l’un des principaux buts de la réforme est de réduire le nombre de spécialistes formés, en ramenant à un tiers la proportion d’étudiants se formant à une spécialité. Toutefois, contrairement à leur intention initiale, les pouvoirs publics n’ont pas réussi à imposer des quotas par spécialité, sauf pour la psychiatrie, la biologie et la santé publique, qui ne représentent qu’une très petite partie des spécialistes formés. Les étudiants en médecine et les médecins hospitalo-universitaires ont en effet obtenu que l’internat de médecine institué par la réforme de 1982 reste aussi proche que possible de l’ancien internat des hôpitaux universitaires, libéral et élitiste, les premiers parce qu’ils souhaitaient que les choix de spécialisation restent aussi peu contraints que possible, les seconds parce qu’ils voulaient continuer à pouvoir recruter des internes en fonction des besoins de leurs services dans telle ou telle spécialité.
Enfin, l’institution des quotas contingentant l’accès à la deuxième année d’études médicales (le numerus clausus proprement dit), puis de ceux régulant l’accès aux formations spécialisées (le nouveau concours de l’internat) s’accompagne de mesures visant à réguler l’installation en France de médecins formés à l’étranger. Depuis 1892, il faut en effet être titulaire du diplôme d’État de docteur en médecine pour exercer en France. En 1933, à la suite de mobilisations xénophobes, une loi a instauré de surcroît une condition de citoyenneté française (Evleth, 1995EVLETH, D. Vichy France and the continuity of medical nationalism. Social History of Medicine, Oxford, v. 8, n. 1, p. 95-116, 1995.). Devant se plier à ces conditions draconiennes, très peu de praticiens formés à l’étranger obtiennent le droit d’exercer en France. Toutefois, en 1972, une loi autorise la délivrance d’autorisations d’exercice à des médecins ne satisfaisant pas ces conditions, sous réserve d’un examen de leurs diplômes et de leur carrière par une commission spécialisée. Les premières « autorisations d’exercice » ainsi délivrées bénéficient principalement à des médecins ayant émigré en France pour des raisons politiques. Mais très rapidement, les membres de la commission, composée de représentants du milieu médical et de l’État, s’accordent sur le fait que le nombre d’autorisations d’exercice délivrées chaque année ne doit pas représenter plus de 1 % du nombre de places ouvertes au concours de fin de première année de médecine, notamment par crainte de susciter des réactions xénophobes parmi les étudiants en médecine (Déplaude, 2011DÉPLAUDE, M.-O. State xenophobia? Foreign doctors in France. Politix, Mont-Saint-Guibert, n. 95, p. 207-231, 2011.).
Ainsi, au début des années 1980, c’est un système complet de quotas liés les uns aux autres qui vient réguler l’accès à l’exercice de la médecine en France. Grâce à ces quotas, les pouvoirs publics disposent théoriquement du pouvoir de déterminer le nombre de médecins pouvant exercer en France, et de fixer leur répartition entre la médecine générale et les spécialités.
Rationner le nombre de médecins
Jusqu’au début des années 2000, la détermination des quotas contingentant l’accès au corps médical est l’objet de luttes récurrentes, tant au sein du corps médical que de l’État. Elles opposent principalement les syndicats de médecins libéraux aux représentants des médecins hospitaliers et universitaires. Du milieu des années 1970 au milieu des années 1990, les premiers ne cessent de demander une diminution des quotas - et, en premier lieu, du numerus clausus de médecine. En effet, cette période est marquée par l’arrivée sur le marché de l’emploi des importantes promotions de médecins formés à partir de la fin des années 1960 : le nombre de médecins en exercice passe ainsi de 81 000 en 1975 à 173 000 en 1990. Les créations de postes de médecins salariés étant insuffisantes, la très grande majorité des jeunes diplômés s’installent en libéral. Les difficultés se concentrent sur les médecins généralistes, les plus nombreux, concurrencés par les médecins spécialistes et appliquant généralement, contrairement à ces derniers, les tarifs de la Sécurité sociale44En 1980, le gouvernement autorise les médecins libéraux à pratiquer des tarifs supérieurs à ceux de la Sécurité sociale. Contrairement aux spécialistes, très peu de généralistes optent pour cette possibilité, certains par conviction, d’autres par crainte de perdre des patients.: non seulement les généralistes s’installant dans les années 1980 mettent plus de temps que leurs prédécesseurs à constituer leur clientèle, mais ils n’atteignent pas, même après plusieurs années d’exercice, un niveau d’honoraires similaire (Beudaert, 1999BEUDAERT, M. Les honoraires des médecins généralistes entre 1985 et 1995. Études et Résultats, Paris, n. 15, p. 1-4, 1999.). Au sein des syndicats de médecins libéraux, les représentants des médecins généralistes défendent ainsi une diminution drastique du nombre de médecins formés dans les universités. De surcroît, la fragmentation des organisations syndicales, qui se livrent une âpre concurrence dans la représentation des intérêts des médecins libéraux (Hassenteufel, 1997HASSENTEUFEL, P. Les médecins face à l’État: une comparaison européenne. Paris: Presses de Sciences, 1997.), les conduit à radicaliser leurs positions sur ce sujet.
À l’inverse, les médecins hospitalo-universitaires s’inquiètent des conséquences de la diminution du nombre de médecins en formation sur les facultés de médecine et surtout sur le fonctionnement des services hospitaliers. En effet, les créations et renouvellements de postes de médecins hospitalo-universitaires dépendent en partie du nombre d’étudiants inscrits dans les facultés de médecine : la diminution de leur nombre - de 148 500 en 1978 à 113 700 en 1988 - fait qu’ils deviennent plus difficiles à obtenir. Cela est d’autant plus préoccupant que les inégalités de dotation entre établissements sont criantes. Mais, surtout, une diminution du numerus clausus est susceptible de se traduire, à terme, par une diminution du nombre d’internes, c’est-à-dire du nombre de spécialistes en formation dans les hôpitaux. Or, les internes en médecine sont indispensables au fonctionnement de nombreux services hospitaliers, dans la mesure où ils prennent en charge une grande partie des gardes et des astreintes, et assurent de nombreuses autres tâches. En principe, la diminution du nombre d’internes aurait dû être compensée par la création de postes de médecins hospitaliers : mais le coût nettement plus élevé de tels postes, et la difficulté à recruter des praticiens acceptant d’assurer les gardes et les astreintes, font que le maintien d’un nombre suffisant d’internes constitue un enjeu majeur pour les responsables hospitaliers et universitaires. Par conséquent, bien que certains d’entre eux aient soutenu l’institution du numerus clausus, ils s’opposent vigoureusement, à partir des années 1980, à une diminution trop marquée de celui-ci.
Ces luttes internes au corps médical sont redoublées au sein de l’État par une opposition entre deux ensembles d’administrations. D’un côté, les gestionnaires de l’assurance maladie - qui représentent les administrations en charge du Budget de l’État et de la Sécurité sociale - s’efforcent avant tout de contenir l’accroissement des dépenses de santé, qui est devenue une préoccupation gouvernementale majeure à partir des années 1970 (Pierru, 2007PIERRU, F. Hippocrate malade de ses réformes. Bellecombe-en-Bauges: Éditions du Croquant, 2007.). Pour ces hauts-fonctionnaires, la démographie médicale représente un enjeu important pour la maîtrise des dépenses de santé, ceux-ci allant jusqu’à défendre l’idée que l’existence d’un trop grand nombre de médecins - et notamment de spécialistes - suscite une demande artificielle de soins, et donc alourdit inutilement les dépenses de l’assurance maladie (Déplaude, 2010DÉPLAUDE, M.-O. Rationaliser le système de soins : les appropriations administratives d’une théorie économique. In: BÉRARD, Y.; CRESPIN, R. (Dir.). Aux frontières de l’expertise : dialogues entre savoirs et pouvoirs. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2010. p. 145-157.). En 1996, la Direction du Budget va même jusqu’à défendre l’idée que le numerus clausus ne doit pas simplement être un outil de gestion (maîtriser les dépenses de santé), mais aussi être un outil de réforme. Selon elle, il faut mettre le système de santé sous pression (quitte à s’accommoder de pénuries de praticiens dans certains domaines) pour inciter les médecins à accepter, voire à vouloir certaines mesures peu populaires : fermetures de services hospitaliers, restrictions à la liberté d’installation des médecins libéraux, etc. Devenu ainsi plus efficient, le système de santé permettrait aux Français d’être aussi bien soignés, voire mieux soignés qu’autrefois, avec moins de médecins.
D’un autre côté, le ministère de l’Éducation nationale, puis le département ministériel chargé des hôpitaux, relaient les préoccupations des médecins hospitaliers et universitaires : ils s’inquiètent principalement des conséquences de la diminution du nombre de médecins en formation sur les services hospitaliers. Ils obtiennent, avec les médecins hospitalo-universitaires, que la baisse du numerus clausus soit étalée dans le temps. Mais ils ne réussissent pas à empêcher une forte diminution de ce quota, conformément à ce qu’exigent les syndicats de médecins libéraux et les gestionnaires de l’assurance maladie : de 7 900 en 1979, le numerus clausus passe à 3 500 en 1993, puis est maintenant à ce niveau jusqu’à la fin des années 1990. Le nombre de postes mis au concours de l’internat subit, en revanche, une baisse moins forte, de manière à ne pas créer de trop grandes difficultés pour les services hospitaliers. Il a été réduit d’environ un tiers, ce qui fait que l’objectif affiché par la réforme des études médicales de 1982, de former moins de spécialistes et davantage de généralistes, n’est pas atteint. C’est même le contraire qui se produit : à partir de 1998, on forme plus de spécialistes que de généralistes en France.55De surcroît, parmi les médecins généralistes, beaucoup s’orientent vers un exercice spécialisé (allergologie, sophrologie, acupuncture, urgences hospitalières, médecine du travail, médecine scolaire, etc.) sans avoir pourtant le titre de spécialiste à l’issue de leurs études. Aujourd’hui, parmi les médecins diplômés en médecine générale, un tiers n’exerce pas la médecine générale proprement dite (ONDPS, 2008).
En fin de compte, durant les années 1980-1990, les quotas régulant l’accès à la profession médicale n’ont pas été fixés en fonction d’une estimation, même grossière, des « besoins de santé » de la population. Le souci, pour les pouvoirs publics, de contenir l’accroissement des dépenses de santé d’une part, et de minimiser les conséquences de la diminution du nombre de médecins en formation sur le fonctionnement des services hospitaliers, ont représenté des enjeux bien plus déterminants.
Un système de santé toujours inégalitaire
La politique menée par les pouvoirs publics en matière de démographie médicale entre la fin des années 1970 et la fin des années 1990 a des effets positifs pour de nombreux médecins, notamment libéraux. Les débuts de carrière des jeunes médecins généralistes sont aujourd’hui beaucoup moins difficiles qu’au début des années 1980. La forte diminution du nombre de médecins formés dans les universités a également permis aux syndicats de médecins libéraux de défendre avec succès le maintien du conventionnement quasi-automatique des praticiens, que les gestionnaires de l’assurance maladie ont essayé de supprimer. En revanche, la réforme des études médicales de 1982 et le resserrement des quotas sont à l’origine de difficultés importantes pour les hôpitaux. Initialement, ces difficultés sont concentrées au niveau des hôpitaux non universitaires, qui ont perdu de nombreux spécialistes en formation au profit des CHU, et manquent de médecins pour assurer le fonctionnement des services. Face à ces difficultés, qui touchent également les CHU à partir des années 1990, les hôpitaux font appel à des médecins formés en dehors de l’Union européenne : en effet, bien que non autorisés à exercer en libéral, ces médecins peuvent être employés dans les hôpitaux sous certains statuts, précaires et mal rémunérés. Après avoir initialement facilité ces recrutements, les pouvoirs publics tentent de les limiter, mais en vain. Aujourd’hui, les médecins à diplôme extracommunautaire contribuent pour une part très importante au fonctionnement des hôpitaux français, peu exerçant en libéral.
Cependant, au-delà du secteur hospitalier, la diminution prévisible du nombre de médecins, consécutive au resserrement du numerus clausus, commence à inquiéter l’Ordre des médecins et certains syndicats de spécialistes à partir des années 1990. Loin d’être homogène, la diminution du nombre de médecins doit en effet toucher plus particulièrement certaines spécialités et certaines zones géographiques déjà faiblement médicalisées. Redoutant cette perspective, susceptible de se traduire par une dégradation des conditions de travail de nombreux médecins et par des difficultés accrues d’accès aux soins sur certaines portions du territoire, ils demandent que davantage de médecins soient formés, notamment dans certaines spécialités. Des élus, souvent implantés dans des régions rurales, s’intéressent également à la question de la démographie médicale et demandent que des mesures soient prises pour que davantage de médecins viennent s’installer sur leurs territoires.
Ces revendications, étayées par les projections démographiques du ministère de la Santé, sont fortement médiatisées à partir de 2001. Les pouvoirs publics, qui avaient commencé à desserrer légèrement le numerus clausus, le relèvent très fortement à partir de cette date : il passe de 3 600 en 1997 à 7 000 en 2006, et se stabilise ensuite à ce niveau. De même, le nombre de places offertes au concours de l’internat, remplacé par des « épreuves classantes nationales » en 2005, est augmenté. Jusqu’à aujourd’hui, le relèvement des quotas a été la principale réponse des pouvoirs publics au problème de la démographie médicale, tel qu’il a été redéfini à partir de la fin des années 1990. On peut l’analyser comme une politique de « saturation de l’offre » consistant à former beaucoup de médecins en espérant qu’un nombre suffisant d’entre eux ira exercer dans les lieux les moins attractifs (Bourgueil, 2007BOURGUEIL, Y. et al.. Améliorer la répartition géographique des médecins : les mesures adoptées en France. Questions d’économie de la santé, Paris, n. 122, p. 1-6, 2007.).
Cependant, l’État a également pris de nombreuses mesures supposées favoriser l’installation des jeunes diplômés dans les zones faiblement médicalisées. Contrairement à ce que souhaitaient certains acteurs (élus ruraux, gestionnaires de l’assurance maladie et représentants du milieu hospitalier notamment), ces mesures n’ont pas limité la liberté d’installation des médecins libéraux en conditionnant le conventionnement par la Sécurité sociale au choix du lieu d’installation, comme cela a été fait pour plusieurs professions paramédicales à partir de 2007.66Une telle mesure consisterait par exemple à refuser que les médecins voulant s’installer dans des zones déjà très bien pourvues en médecins soient conventionnés par la Sécurité sociale. En effet, à ce jour, aucun gouvernement n’a osé affronter les syndicats de médecins libéraux et, plus encore, les syndicats d’étudiants et d’internes en médecine, en remettant en cause le conventionnement quasi-automatique des médecins libéraux. Les mesures adoptées par les pouvoirs publics ont exclusivement consisté en des incitations positives, principalement financières, à s’installer dans des zones manquant de médecins (aides matérielles à l’installation, majorations d’honoraires pour l’exercice en zone déficitaire, « contrats d’engagement de service public », dispositif des « praticiens territoriaux de médecine générale », etc.). Malgré leur coût pour les finances publiques, ces mesures ont eu jusqu’à présent des effets très faibles. En outre, elles se sont focalisées sur les médecins généralistes, alors que les médecins spécialistes libéraux sont répartis de manière encore plus inégale sur le territoire.77Même sans prendre en compte la région parisienne (qui représente un cas atypique en raison de la taille des hôpitaux parisiens), les écarts régionaux de densité médicale vont de 1 à 1,4 pour la médecine générale et de 1 à 1,6 pour les spécialités (Conseil national de l’Ordre des médecins, 2016). Les écarts sont encore plus marqués à l’échelle infrarégionale. Le maintien du conventionnement quasi-automatique des médecins libéraux, et donc la faible régulation des installations des praticiens dans le secteur libéral, ont ainsi deux conséquences importantes. Ils ont tout d’abord pour effet de favoriser la perpétuation d’une répartition géographique très inégale des médecins sur le territoire, tant parmi les médecins généralistes que parmi les spécialistes. Ils contribuent également aux difficultés de recrutement des hôpitaux, puisque de nombreux jeunes spécialistes, estimant les carrières hospitalières insuffisamment attractives, préfèrent s’installer en libéral, majoritairement en pratiquant des tarifs supérieurs à ceux de la Sécurité sociale.88En 2016, plus de 60 % des chirurgiens, dermatologues, obstétriciens, pédiatres, psychiatres et stomatologues pratiquaient des tarifs supérieurs à ceux de la Sécurité sociale (CNAM, 2017).
Bien que la tendance des médecins à s’installer de préférence dans les grandes villes, là où les opportunités économiques sont les plus grandes et les communautés professionnelles sont les plus développées, ne soit pas nouvelle (Tonnelier, 1992TONNELIER, F. Inégalités géographiques et santé: évolution depuis le XIXe siècle en France. Paris: Credes, 1992.), elle est renforcée aujourd’hui par deux évolutions concomitantes. D’une part, la majorité des conjoints des médecins ont aujourd’hui une activité professionnelle, et occupent le plus souvent des emplois très qualifiés. Cela nécessite de trouver un lieu d’exercice permettant au conjoint de trouver un emploi satisfaisant, ce qui favorise les installations dans les grandes villes, où les opportunités d’emploi à un niveau de qualification élevé sont les plus grandes. D’autre part, le fait que les médecins aient de plus en plus souvent un conjoint actif conduit un nombre croissant d’entre eux à rechercher un mode d’activité compatible avec un certain investissement dans la sphère familiale : le modèle de la « disponibilité permanente », caractérisé notamment par une forte amplitude des horaires de travail, est en déclin, y compris parmi les hommes (Lapeyre; Le Feuvre, 2005LAPEYRE, N.; LE FEUVRE, N. Féminisation du corps médical et dynamiques professionnelles dans le champ de la santé. Revue Française des Affaires Sociales, Paris, n. 1, p. 59-81, 2005.). Or, l’exercice de la médecine dans les zones faiblement médicalisées continue à présenter des contraintes plus fortes que dans les zones très médicalisées, notamment du point de vue du temps de travail, du volume des gardes à assurer et des difficultés plus grandes à se faire remplacer. Par conséquent, les candidats à l’installation dans ces régions sont rares, si bien que de nombreux médecins partant en retraite n’y sont pas remplacés.
Conclusion
À rebours d’analyses encore courantes dans la sociologie des professions et les travaux consacrés à l’histoire du corps médical, notre étude montre que les médecins français ne défendent pas toujours des positions malthusiennes sur la question de la démographie médicale, et sont rarement unis sur cette question. Alors que de nombreuses recherches en sociologie des professions, d’inspiration wébérienne, ont mis l’accent sur les processus de clôture professionnelle, c’est-à-dire sur les stratégies visant, pour une profession donnée, à contingenter son recrutement pour préserver ses intérêts économiques et symboliques (Larson, 1977LARSON, M. S. The rise of professionalism: a sociological perspective. Berkeley: The University of California Press, 1977.; Paradeise, 1988PARADEISE, C. Les professions comme marchés du travail fermés. Sociologie et Sociétés, Montreal, v. 20, n. 2, p. 921, 1988.), nous montrons qu’il n’en est pas toujours ainsi. Pour diverses raisons, liées à la position qu’ils occupent au sein du champ médical, les médecins se divisent sur ce sujet. En outre, la préservation des intérêts économiques et symboliques des médecins n’implique pas toujours une limitation stricte du nombre de praticiens, y compris aux yeux des représentants des médecins libéraux. Dans certaines circonstances - qui ne sont pas rares au regard des cinquante dernières années -, ils estiment au contraire que c’est par l’accroissement du nombre de médecins que ces intérêts seront les mieux défendus. En étant plus nombreux, les médecins pourront satisfaire les demandes de leurs patients tout en conservant des conditions de travail acceptables. En étant plus nombreux, ils seront également plus puissants. Le déclin démographique d’un groupe professionnel n’est pas toujours avantageux pour ses membres : il peut se traduire par un rétrécissement du territoire qui lui est reconnu, et donc par un affaiblissement de sa position sociale, qu’il s’agisse d’un simple segment à l’intérieur du corps médical ou de la profession médicale toute entière.
Par ailleurs, non seulement les logiques économiques et symboliques auxquels les théories de la clôture accordent une grande importance peuvent aussi bien pousser à l’ouverture qu’à la fermeture d’un groupe, mais elles ne sont pas les seules à jouer en matière de démographie professionnelle. En premier lieu, les logiques de représentation ont des effets spécifiques sur les prises de position des porte-paroles du corps médical. Par exemple, la fragmentation de la représentation syndicale des médecins libéraux dans les années 1980-1990 et la concurrence entre ces organisations les ont alors conduites à pratiquer une certaine surenchère et à dramatiser le problème de la démographie médicale. En second lieu, les logiques institutionnelles ont pesé lourdement sur la manière dont les médecins hospitalo-universitaires ont appréhendé la question de la démographie médicale. La dépendance des institutions hospitalières et universitaires aux flux de médecins en formation explique en grande partie les prises de position de leurs représentants tant en matière pédagogique qu’en matière de démographie médicale durant les cinquante dernières années.
Des années 1960 à aujourd’hui, la démographie médicale a donc constitué un enjeu de luttes à l’intérieur de la profession médicale. Ces luttes se sont en grande partie déroulées au sein même de l’État, pour lequel la santé constitue un domaine majeur de l’action publique. Avec des prérogatives différentes, plusieurs départements ministériels se sont intéressés, avec les caisses d’assurance maladie, à la démographie médicale depuis le début des années 1960. Or, ces acteurs ont souvent défendu des vues opposées sur la politique à mener dans ce domaine. Les luttes internes au corps médical sur la question de la démographie médicale ont donc très souvent été redoublées par des luttes internes à l’État. Ces luttes touchaient à des enjeux sociaux et politiques majeurs, tels que l’accès aux études supérieures, la qualité de la formation dispensée aux futurs médecins, la sélection des élites médicales, le fonctionnement des hôpitaux ou la médicalisation du territoire. Cela explique que même si la démographie médicale a rarement constitué un objet d’affrontement partisan, les décisions sur ce sujet ont souvent obéi à des logiques proprement politiques et impliqué les plus hauts dirigeants politiques. Dans de nombreux cas, ces décisions ont été prises moins en fonction d’une appréciation raisonnée des besoins de santé de la population - au demeurant difficile à effectuer - que d’une évaluation pragmatique de leurs coûts ou bénéfices politiques à court terme. Les décisions prises en matière de démographie médicale obéissent ainsi, le plus souvent, aux intérêts des segments les plus puissants du corps médical. Ces derniers provenant principalement des zones les plus riches et les plus médicalisées du territoire, les inégalités territoriales de l’offre de soins ont toutes les chances de perdurer.
Références
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- 1Je renvoie ici à mon livre pour une liste détaillée des sources (Déplaude, 2015HATZFELD, H. Le grand tournant de la médecine libérale. Paris: Éditions Ouvrières, 1963.). Cet article constitue une présentation très synthétique du contenu de cet ouvrage.
- 2Les médecins conventionnés par la Sécurité sociale s’engagent à respecter les tarifs fixés par cette dernière, en échange de quoi elle rembourse environ 80 % des frais engagés par les patients (honoraires et prescriptions). La généralisation du conventionnement a eu pour effet de rendre les soins de ville accessibles à la plus grande partie de la population, et donc de favoriser un accroissement rapide de la demande de soins.
- 3Les concours d’internat les plus sélectifs et les plus recherchés sont ceux qu’organisent les CHU - et notamment celui de Paris. Au début des années 1960, seuls 15 % des étudiants en médecine réussissaient les concours d’internat des CHU (Laugier; Gout, 1962LAUGIER, A.; GOUT, M. L’externat et l’internat en France. Cahiers de Sociologie et de Démographie Médicale, Paris, v. 2, n. 4, p. 21-31, 1962.).
- 4En 1980, le gouvernement autorise les médecins libéraux à pratiquer des tarifs supérieurs à ceux de la Sécurité sociale. Contrairement aux spécialistes, très peu de généralistes optent pour cette possibilité, certains par conviction, d’autres par crainte de perdre des patients.
- 5De surcroît, parmi les médecins généralistes, beaucoup s’orientent vers un exercice spécialisé (allergologie, sophrologie, acupuncture, urgences hospitalières, médecine du travail, médecine scolaire, etc.) sans avoir pourtant le titre de spécialiste à l’issue de leurs études. Aujourd’hui, parmi les médecins diplômés en médecine générale, un tiers n’exerce pas la médecine générale proprement dite (ONDPS, 2008ONDPS - OBSERVATOIRE NATIONAL DE LA DÉMOGRAPHIE DES PROFESSIONS DE SANTÉ. Le rapport 2006-2007, t. 1: la médecine générale. Paris, 2008.).
- 6Une telle mesure consisterait par exemple à refuser que les médecins voulant s’installer dans des zones déjà très bien pourvues en médecins soient conventionnés par la Sécurité sociale.
- 7Même sans prendre en compte la région parisienne (qui représente un cas atypique en raison de la taille des hôpitaux parisiens), les écarts régionaux de densité médicale vont de 1 à 1,4 pour la médecine générale et de 1 à 1,6 pour les spécialités (Conseil national de l’Ordre des médecins, 2016CONSEIL NATIONAL DE L’ORDRE DES MÉDECINS. Atlas de la démographie médicale en France Situation au 1er janvier 2016. Paris, 2016.). Les écarts sont encore plus marqués à l’échelle infrarégionale.
- 8En 2016, plus de 60 % des chirurgiens, dermatologues, obstétriciens, pédiatres, psychiatres et stomatologues pratiquaient des tarifs supérieurs à ceux de la Sécurité sociale (CNAM, 2017CNAM - CAISSE NATIONALE DE L’ASSURANCE MALADIE. Dépassements d’honoraires des médecins : une tendance à la baisse qui se confirme. Paris, 2017.).
Publication Dates
- Publication in this collection
Jul-Sep 2018
History
- Received
21 May 2018 - Accepted
08 Aug 2018